Ahmed, survivant des couloirs de la mort au Maroc


13 mai 2015

Ahmed est marié et père de trois enfants. Il vit à Temara près de Rabat depuis dix ans où il aime recevoir sa famille et regarder le foot avec ses fils. Une grande générosité se dégage de ce Marocain d’une cinquantaine d’années. Très pieux, ce qu’on remarque surtout chez Ahmed, c’est son infinie douceur teintée d’espièglerie. Derrière ce calme apparent, se cache pourtant un combattant incroyable.

Ahmed a passé 15 ans dans les couloirs de la mort marocains pour avoir écrit un slogan sur l’inflation pendant les années de plomb. Incarcéré dans la prison centrale de Kenitra, il vit dans des conditions inhumaines. Devenu un numéro d’écrou, ses geôliers le battent pour un oui ou pour un non et lui font subir toutes sortes de tortures.

Assouvir les besoins primaires devient une lutte du quotidien. En tant que condamné à mort, Ahmed n’a pas le droit de recevoir de plats cuisinés par sa famille. Il ne peut manger que ce que l’administration pénitentiaire veut bien lui donner : les aliments ne sont pas reconnaissables et sont mêlés à de la terre. Alors pour sauver sa dignité et sa vie, Ahmed va lutter pour l’amélioration des conditions de vie dans le couloir de la mort. Il fera 45 jours de grève de la faim et pèsera jusqu’à 36 kilos. Finalement, sa lutte acharnée fait plier ses gardiens. Ahmed se met à cuisiner dans sa cellule : il lave les aliments de sa gamelle quotidienne et les cuit de nouveau sur un réchaud de fortune pour les transformer en tajines et couscous. Son imagination les rend succulents. Sa cuisine lui rend de l’humanité et devient symbole de résistance.

Après 10 ans, le régime d’Hassan II s’assouplit et Ahmed obtient une grâce partielle. Sa peine est alors commuée à la perpétuité. Sorti du couloir de la mort, il a enfin accès au panier de cuisine familiale hebdomadaire. La nourriture est alors un moyen de se reconnecter avec l’extérieur. Sa mère lui cuisine du pain à l’intérieur duquel elle cache des messages qu’elle veut dérober au regard inquisiteur de l’administration pénitentiaire. A la mort d’Hassan II, l’Instance équité et réconciliation recommande de libérer les prisonniers politiques. Ahmed est gracié et indemnisé. Entre temps, il s’est marié et est devenu père.

Aujourd’hui Ahmed a repris une vie normale où la cuisine est redevenue l’instrument de l’hospitalité et de la convivialité. Son plat préféré est le couscous qu’il qualifie de « très délicieux ». Cuisiné le vendredi au retour de la mosquée, tous les convives, installés sur des canapés dans le salon de réception, mangent dans un plat unique en buvant du lait caillé ou du thé à la menthe.

Ce couscous au goût de liberté, Ahmed a bien voulu le partager avec nous lors d’un de nos voyages au Maroc. Assis autour de la table avec son épouse et ses trois enfants, il nous a livré les secrets de ce plat convivial qu’il aime manger avec les doigts, et toujours de la main droite, pour ne pas se brûler la langue. Une montagne de légumes fondants cachait deux poulets cuits dans le bouillon qui donnaient une saveur subtile à la semoule. Il reste aujourd’hui de ce plat, le souvenir de cette rencontre et une recette de cuisine que nous souhaitons à notre tour vous faire partager, comme un hommage à cet homme simple qui a su résister à l’horreur avec courage et dignité.

Par Marianne Rossi,
Responsable du programme Eduquer à l'abolition de la peine de mort à ECPM.
Télécharger en pdf : Recette couscous d'Ahmed