Badinter, l’Homme de l’abolition en France
21 septembre 2012
Tout au fil de sa carrière d’avocat, Robert Badinter publie des articles contre la peine de mort. Ainsi, le 19 janvier 1970 dans le Figaro Littéraire, six mois après l’élection de Georges Pompidou à la Présidence de la République : « Seules les sociétés malades maintiennent la peine capitale ». Mais c’est en 1972 que se produit le tournant décisif. Philippe Lemaire demande à Robert Badinter de venir le seconder pour la défense de Roger Bontems à Troyes[1]. Malgré le plaidoyer des deux hommes, l’accusé est condamné à mort avec son comparse Claude Buffet. Robert Badinter est sous le choc, d’autant plus que son client n’est pas un assassin ; il n’arrive pas à croire qu’en France l’on puisse « couper en deux vivant » un homme qui n’a pas tué. Il se trompe. Le jour de l’exécution, le 28 novembre 1972, est traumatique. Dès lors, l’abolition de la peine de mort devient l’objet central de tous les combats de l’avocat. Voilà pourquoi en mars 1976 il accepte de défendre Patrick Henry[2] suite à la demande de Maître Bocquillon. Robert Badinter voit se profiler un « désastre judiciaire programmé[3] » tant à cause du crime que de la personnalité du prévenu. En outre, l’actualité judiciaire est mauvaise pour les abolitionnistes : Christian Ranucci, 22 ans, est guillotiné le 28 juillet de cette même année. Alors qu’une controverse – qui n’est toujours pas éclaircie – pèse sur la culpabilité du jeune homme, Valéry Giscard d’Estaing refuse sa grâce. Le procès de Patrick Henry s’ouvre le 18 janvier 1977. Et l’incroyable se produit. Au bout de trois jours d’audience, après un réquisitoire très dur de l’avocat général, Robert Badinter sauve la tête de son client. Il a utilisé des arguments nouveaux. En aucun cas il ne demande aux jurés de pardonner le crime crapuleux de celui qui a assassiné un petit garçon de sept ans. Ce que dit Robert Badinter aux jurés c’est que l’abolition sera bientôt effective dans notre pays. Or comment ces hommes et ces femmes pourront-ils expliquer à leurs enfants, à leur conscience qu’ils ont été parmi les derniers à envoyer un homme à l’échafaud se faire – et je reprends l’expression – « couper en deux vivant [4]» ? L’avocat émeut, et sauve la tête de Patrick Henry qui est condamné à perpétuité. C’était inespéré.
Parallèlement, de 1977 à 1981 le combat abolitionniste prend beaucoup d’ampleur. Ainsi, cette cause jusqu’alors réservée, par tradition et non forcément par conviction, aux parlementaires et intellectuels de gauche sort de son cercle. Alors qu’en octobre 1977 Amnesty International – prônant une abolition universelle – s’est vue attribuer le prix Nobel de la paix, en janvier 1978 la Commission sociale de l’épiscopat français se prononce clairement pour la suppression du châtiment suprême[5]. C’est un soutien appréciable pour les abolitionnistes, la prise de position de l’Église catholique pouvant auréoler cette lutte d’une grande autorité morale. Parallèlement, depuis la scène politique, viennent des annonces saisissantes. En octobre 1978, le groupe parlementaire socialiste tente de faire passer l’abolition par le biais de la suppression de la somme allouée au budget pour la rémunération du bourreau et l’entretien de la guillotine. Ce n’est pas une idée nouvelle, c’est la reprise de la procédure de départ de la tentative de 1906. En outre, à l’Assemblée nationale toujours, en 1979, onze députés de la majorité[6], proches du gouvernement dont Pierre Bas, Philippe Séguin et Bernard Stasi, déposent une proposition de loi d’abolition, contraignant Alain Peyrefitte, garde des sceaux, à ouvrir un débat. Le 15 juin, la Commission des Lois vote l’abolition de la peine de mort[7]. Mais le Garde des sceaux déclare : « le moment n’est pas encore venu ». Le débat est inscrit à l’ordre du jour du 26 juin mais n’est pas sanctionné par un vote.
Pendant ce temps, concrètement, la guillotine est utilisée pour la dernière fois le 10 septembre 1977 à la prison des Baumettes à Marseille sur la personne d’un homme de 28 ans, Djandoubi Hamida, célibataire sans profession, coupable d’assassinat. Auparavant, ce sont Christian Ranucci à Marseille le 20 janvier 1976 et Jérome Carrein à Douai le 23 juillet 1977. Tels furent les noms des trois derniers exécutés légaux sur le territoire français.
Autre fait remarquable : le 27 février 1979 la Cour d’Assises de la Côte-d’Or a condamné Jean Portais à la réclusion criminelle à perpétuité. C’est une première car en refusant de suivre les réquisitions du Ministère public, les jurés ont fait en sorte qu’il n’y ait plus un seul condamné à mort dans les prisons françaises. C’est l’unique fois (avant la loi) que cette situation se présente. Il y a un véritable renversement des mentalités, même si le choix de la peine capitale est toujours majoritaire pour l’opinion publique : après avoir eu du mal à appliquer la sanction suprême depuis le début des années 1970[8], on a même du mal à la prononcer à la lisère des années 1980[9]. La peine de mort a d’ailleurs été abolie le 21 juin 1980 pour tout individu mineur au moment du délit, et pour les femmes enceintes. La ratification entrée en vigueur le 29 janvier 1981 est publiée au Journal officiel le 1er février de la même année. La peine de mort et son abrogation deviennent des arguments de campagne électorales. C’est ainsi que le 16 mars 1981, pour les élections présidentielles, François Mitterrand lors du débat télévisé de l’émission « Cartes sur table », déclare clairement qu'il est contre la peine de mort : « Sur la peine de mort, pas plus que sur les autres, je ne cacherai pas ma pensée. Et je n’ai pas du tout l’intention de mener ce combat à la face du pays en faisant semblant d’être ce que je ne suis pas. Dans ma conscience profonde, qui rejoint celle des Églises, l’Église catholique, les Églises réformées, la religion juive, la totalité des grandes associations humanitaires, internationales et nationales, dans ma conscience, dans le for de ma conscience, je suis contre la peine de mort[10]. » Le 10 mai 1981 il est élu. C’est Maurice Faure qui devient le premier Garde des Sceaux. Il ne reste en poste place Vendôme qu’un mois, et donne sa démission. Le Président de la République nomme alors Robert Badinter ministre de la Justice le 23 juin 1981. Ce héraut de l’abolition va, en dépit de l’opinion publique encore majoritairement morticole, faire passer la loi suivant la chronologie ci-après : le 26 août, le Conseil des Ministres approuve le projet de loi abolissant la peine de mort. Début septembre le projet de loi tendant à l'abolition de la peine de mort est déposé. Le texte est discuté les 17-18 septembre 1981 à l'Assemblée nationale qui vote oui à l’abolition de la peine de mort le 18 septembre 1981. à la tribune, Robert Badinter rappelle, comme ses malheureux prédécesseurs avant lui, l’ensemble des raisons pour lesquelles la peine de mort n’est plus acceptable dans une démocratie telle que la France. Nous en retenons spécifiquement ce passage : « à s’en tenir aux pays où les institutions et la pratique de la démocratie se rejoignent, on constate que la carte de l’abolition et celle des libertés se rejoignent très sensiblement […] Dans ces pays de liberté, l’abolition est la règle et la peine de mort l’exception […] à l’inverse, partout où triomphent la dictature et le mépris des droits de l’Homme, la peine de mort est inscrite sans contestation dans les lois et pratiquée sans merci […] Partout où la liberté fait défaut, l’État s’arroge le droit de mort sur ses sujets. Il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence, mais d’une corrélation. Elle permet de mettre à découvert la vraie signification politique de la mort. Elle procède de l’idée qu’il peut exister, pour l’État, un droit de disposer du citoyen jusqu’à lui retirer la vie. C’est par là que la peine de mort s’inscrit dans une conception totalitaire des rapports de l’État et du citoyen[11]. »
Voici le résultat du scrutin : 486 votants, 480 suffrages exprimés, 363 voix pour l’adoption de la loi, 117 contre. La majorité est écrasante. Les 28-30 septembre 1981 le texte est envoyé au Sénat (plusieurs amendements déposés à la seconde Chambre sont rejetés). La loi est officiellement adoptée : 287 votants, 286 suffrages exprimés, 160 voix pour l’adoption et 126 contre. Les bourreaux sont mis à la retraite anticipée, et les six derniers condamnés à mort sont graciés automatiquement [12].
La loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort est enfin promulguée le 10 octobre 1981.
Marie Gloris-Bardiaux-Vaïente
[1] Pour plus d’informations sur cette affaire, lire Robert Badinter, L’Exécution, Paris, Grasset et Fasquelle, 1973, qui y est entièrement consacré.
[2] à propos de l’affaire Patrick Henry, se référer à Robert Badinter, L’Abolition, Fayard, 2000.
[3] Pauline Dreyfus, Robert Badinter, l’épreuve de la justice, Paris, Éditions du Toucan, 2009, p. 106.
[4] Ibid., p. 124. Il ne reste malheureusement aucune trace écrite de la plaidoirie de Robert Badinter. Tout au plus avons-nous retrouvé quelques passages enregistrés lors des séances par des journalistes, ainsi que les comptes-rendus judiciaires des journaux.
[5] Le Cardinal Marty, Archevêque de Paris avait rendu publique en 1976 une déclaration solennelle refusant : « la tentation de réclamer une justice expéditive, voire de réclamer une exécution sommaire comme le firent certains [et invitant à] résister à la tentation de la colère justicière. »
(Source : Le Monde, 26 février 1976.)
Monseigneur Fauchet, évêque de Troyes, parle quant à lui de l’exigence du pardon, dans le contexte de cette triste affaire. C’est d’ailleurs cet évêque qui lors de la publication de Éléments de réflexion sur la peine de mort le présente à la presse. Signé par dix prélats, « le texte de évêques retraçait l’histoire complexe des rapports de l’Église et de la peine de mort […] La déclaration épiscopale se prononçait en termes éloquents sur l’incompatibilité entre la peine de mort et le christianisme .»