Texas : un parloir pas comme les autres


4 septembre 2013

3 septembre 2013
Livingston, Texas

De nouveau c’est la route vers le couloir de mort. Elle paraît toujours longue dans ce sens-là ! Il fait beau, super chaud, quelques grosses averses sur la route, un peu de Gainsbourg et de Brel pour accompagner les kilomètres qui défilent et puis la prison, le bloc de béton, les barbelés parsemés de lames de rasoir, les miradors, le contrôle à l’entrée, ouvrir le coffre et le capot, plaisanter avec le gardien en poste à l’entrée du parking, je me dis qu’il va finir par crever tout seul avec cette chaleur. Hier c’était la fête du travail aux Etats-Unis, du coup il y a beaucoup de monde au parloir aujourd’hui et j’appréhende l’attente, même si elle n’a rien de particulier, mais bon rester là assise, à entendre, par la force des choses, les conversations à ma droite et à ma gauche. Je n’ai pas envie de me sentir comme une antenne relaie de tout ce qui peut être échangé entre les morts-vivants et les futurs morts, tout le monde séparé par cette vitre. Je n’ai pas vu Hank depuis une semaine, une très longue semaine d’attente sans savoir comment il va alors qu’il vient de passer un mois d’enfer, malade, mal ou pas soigné. Il est tout près, mais il n’est pas encore là, devant moi, alors j’attends. Je reste là sur ma chaise en plastique, ne sachant pas si l’attente va durer un quart d’heure, une heure ou deux, avant que l’escorte ne l’amène tout près de moi, tout près et si loin en même temps. Il fait presque bon dans le parloir, pour une fois je n’ai pas l’impression d’être parquée dans un congélateur. Tous mes sens sont en éveil, j’écoute, je sens, je regarde, je touche la planche devant moi qui a été fraîchement repeinte, je nettoie les deux téléphones, et je remarque, dans le reflet sur la vitre, deux enfants, peut-être 6 et 9 ans et je vois passer une jeune femme dont la silhouette ne m’est pas inconnue. à ce moment-là, je comprends que ce ne sera pas un parloir comme les autres. Elle se déplace comme toutes les femmes dont le mari va bientôt mourir, elle est belle, elle est jeune mais tout son corps, ses mouvements, son allure transpirent la peur et l’angoisse du lendemain qu’elle porte en elle, profondément et définitivement, parce que cette empreinte ne s’effacera jamais. Elle tremble de toute son âme, de tout son corps parce que, dans 16 jours, l’homme de sa vie sera sans doute exécuté. Je regarde ces enfants, tellement beaux, tellement inconscients de cette date toute proche, j’ai envie de pleurer, mais je retiens mes larmes et j’écoute leurs rires, et je m’imprègne de leur envie de vivre. Peut-être ne savent-ils pas ou ne comprennent-ils pas que leur père est condamné à mourir au nom de la justice des hommes. Ils sont plein d’énergie et ils ont une famille formidable qui se bat contre vents et marrées. Je ferme les yeux un moment, je pense à leur grand-mère que je connais bien et que j’aime beaucoup, elle se bat avec tout ce qui lui reste d’énergie pour sauver son enfant, celui qu’elle a porté et mis au monde. Le combat de cette femme force l’humilité. Je lui écris souvent pour lui donner un peu force et d’espoir, mais je ne peux pas lui dire que son fils n’a quasiment aucune chance de s’en sortir vivant, comment dire ça à une mère ? Je ne sais pas, je ne peux pas… Hank arrive au parloir, je reviens à la réalité de notre histoire et de notre combat, sans pour autant oublié celui des autres, mais ici, au Texas, quoi qu’il arrive c’est l’enfer. Impossible de savoir si Bobby Garza sera exécuté le 16 septembre prochain, mais en attendant sa famille est très seule, désemparée et qui peut que compter les jours. à la fin de cette journée, ce n’est pas tant ce que cette situation a réveillé des angoisses de mon propre passé, mais c’est qu’avant toute chose, elle nous ramène à la nécessité d’une cohérence humaine et de l’abolition définitive de ce cauchemar.

Ce parloir n’était pas tout à fait comme les autres, pour tout les Robert Garza qui attendent leur mort quasi certaine, pour leurs familles et leurs amis, ce soir, c’est vraiment difficile de ne pas se souvenir.

Sandrine Ageorges-Skinner